En août 2019, l’Allures 44 Opale franchissait le passage du Nord-Ouest. Le succès rencontré sur cette route de 4500 milles constitue l’aboutissement d’années de passion pour la navigation dans le grand Nord chez Marc Pédeau et Bénédicte Michel, les discrets auteurs de cette performance. Avant d’aborder plus en détail le récit de cette traversée, évoquons tout d’abord la conquête de ce fameux passage, doté d’un statut mythique dans l’histoire de la navigation.

La question du franchissement du passage du Nord-Ouest est longtemps restée centrale pour la communauté des navigateurs et explorateurs européens, convaincus de pouvoir rejoindre l’Asie en contournant le continent américain par le nord.

Trois cents ans durant, la plupart de ceux que se sont aventurés depuis l’Atlantique nord dans ces eaux bordant les îles de l’extrême nord du Canada, à l’est, puis la côte de l’Alaska, à l’ouest, ont été guidés par des considérations économiques et ont le plus souvent vu leur entreprise financée par leurs états respectifs. Bien que représentant à lui seul un trajet de 4 500 milles, soit trois fois la traversée de l’océan Atlantique, le passage du Nord-Ouest représente en effet le plus court chemin entre l’Europe et l’Extrême Orient, si on considère que, avec 8 500 milles de Londres à Tokyo, cette route maritime représente une économie de 3 000 miles par rapport à l’itinéraire passant par le canal de Suez (11 500 milles) et de plus de 4 000 milles par rapport à la route empruntant le canal de Panama (12 600 milles).

Beaucoup de ces explorateurs, même renommés et bien qu’à la tête d’expéditions fortement dotées en hommes et en navires, ont connu l’échec. Le plus souvent, ils furent pris par les glaces, la faim ou encore le scorbut, sans exclure d’autres difficultés, liées notamment aux imprécisions de la connaissance géographique et aux erreurs de la science cartographique, encore balbutiante du XVIIe au XIXe siècle.

Henry Hudson

Henry Hudson

Il en est ainsi de Henry Hudson qui, en 1611, est persuadé d’avoir atteint les côtes de l’Asie, lorsqu’il débouche sur l’immense baie à laquelle il a laissé son nom et où il perdra finalement la raison et la vie, finissant abandonné dans une chaloupe après une mutinerie.

Il en est de même quelques années après pour l’explorateur William Baffin, Anglais comme son malheureux contemporain Hudson. Ce découvreur et pilote émérite tente un première fois l’aventure en 1615, en explorant le nord de l’actuelle baie d’Hudson sans trouver la voie vers l’ouest – qui pourtant existe. Puis, lors d’une seconde tentative menée l’année d’après en 1616, il explore avec minutie le contour du détroit de Davis, entre Groenland et Canada (détroit dont la partie nord sera rebaptisée Mer de Baffin en son honneur) et se persuade finalement qu’un tel passage relève de la chimère. L’erreur commise par Baffin est d’avoir renoncé à embouquer le « Lancaster Sound”, ce large chenal qui fait face à la côte ouest du Groenland (sur la rive occidentale de la mer de Baffin, justement) et mène très indirectement vers l’ouest – mais lui au moins survivra à ces deux expéditions.

Troisième voyage du capitaine Cook.

Troisième voyage du capitaine Cook.

Cent soixante ans plus tard, l’Anglais James Cook fera de la recherche de ce fameux passage du Nord-Ouest l’enjeu de sa troisième et dernière expédition, de 1776 à 1778. Le glorieux capitaine, explorateur et cartographe a la particularité, au regard de ses pairs, de tenter le trajet dans le sens ouest-est, explorant au passage la côte Ouest américaine. Cook part à la recherche d’un détroit et ne vise donc pas au contournement de l’Alaska et des Aléoutiennes par le nord. Il est en cela induit en erreur par lecture d’une carte russe éditée en 1773 par l’académicien allemand Jacob von Stählin, laquelle, fortement spéculative, faisait de l’Alaska une île séparée de l’Amérique par un large détroit. Aucun passage ne s’offrant à ses navires Discovery et Resolution et vite confronté à une cruelle réalité glaciaire, Cook devra renoncer : il fera route vers l’ouest puis rejoindra le Pacifique jusqu’à Hawaï et aux îles Sandwich, où l’explorateur meurt en 1779 sans avoir jamais revu sa terre natale.

Expédition John Franklin

Autre grand projet de conquête se terminant mal, voire même en catastrophe, l’expédition Franklin, de 1845 à 1846. Parti de Londres à la tête de deux navires et de 130 marins tous très fortement préparés aux ardeurs du grand Nord, John Franklin tente de trouver la voie tant espérée par le déjà fameux Lancaster Sound, mais en avril 1846, le piège des glaces se referme sur ses deux navires Terror et Erebus, bloqués par le pack pendant plus d’un an. Franklin lui-même et plus de vingt hommes étant morts, les survivants conduits par Crozier quittent les navires et tentent de gagner le sud, en vain. La perte de cette expédition est un échec pour l’Angleterre victorienne et son Amirauté, en même temps qu’elle permet des avancées inattendues pour la cartographie de ces territoires perdus, passés au crible par plusieurs expéditions de secours. Scorbut, maladie, cannibalisme, ou froid tout simplement : les conjectures sur les causes de la perte de ces hommes et de plusieurs membres d’expéditions lancées à leur rescousse ont été vivaces, au point que l’expédition Franklin donnait toujours lieu, en 2016, à des recherches archéologiques autour des restes de l’équipage, puis des épaves des deux navires, retrouvés en ordre dispersé entre l’île Beechey, sur le Lancaster Sound, et les abords de l’île du Roi Guillaume, 300 km plus au sud.

Roald Amundsen explore le passage du Nord-Ouest

C’est finalement avec le XXe siècle et l’explorateur norvégien Roald Amundsen que le passage du Nord-Ouest se livrera. Cette expédition est conduite entre 1903 et 1905 ; le futur vainqueur du Pôle Sud (en 1911) est à la tête d’un équipage réduit et à bord d’un petit bateau de 21 mètres – le Gjøa – qui donnera son nom à Gjøa Haven, abri où il décide sagement d’hiverner. Cette option en style “léger” (possible équivalent du style alpin chez les amoureux de montagne) sera la bonne, permettant à Amundsen, non seulement de triompher de cette difficulté majeure et donc d’ouvrir une nouvelle voie maritime, mais aussi d’approfondir la connaissance occidentale de la culture Inuit, tout en menant des observations scientifiques relatives au pôle nord magnétique. Amundsen a ainsi été le premier à démontrer, à l’occasion de cette expédition, que le pôle Nord magnétique n’a pas une position géographique permanente, mais se déplace de manière régulière (note 1).

Ayant fait jonction le 26 août 1905 avec une baleinière américaine venue de la Côte Ouest, Amundsen peut sobrement mentionner dans le journal de bord du Gjøa : “La question du passage du Nord-Ouest est résolue”. Ce qu’ignore l’explorateur, c’est qu’il attisera par cet exploit les rêves de grand Nord chez nombre de navigateurs amateurs, au point que, à la fin 2019, il a été dénombré exactement 313 bateaux de toutes sortes – du voilier au brise-glaces – ayant franchi le passage du Nord-Ouest depuis le début du XXe siècle. Parmi ceux-là, 180 embarcations ont tenté de franchir le fameux passage depuis l’an 2010, et 23 pour la seule année 2019. Ce trafic en croissance est le signe d’un fort engouement pour cette route maritime qui, avant d’inévitablement se transformer à l’avenir en route commerciale régulière, est devenue depuis quelques années une destination courue, aujourd’hui proposée par des croisiéristes spécialisés et sur laquelle de plus en plus d’intrépides s’aventurent, de manière parfois inconsciente, en scooter des mers, en kayak ou autre esquif à rames, comptant sur le brise-glace de la Garde côtière canadienne pour assurer leur sécurité en cas d’incident.

Nous verrons très vite que Marc Pédeau et Bénédicte Michel, qui ont franchi avec succès le passage du Nord-Ouest en août 2019 à bord de leur Allures 44 Opale et sont parvenus sans incident notable jusqu’au Pacifique, moyennant une détermination certaine à faire route dans le dédale d’îles, de baies et de chenaux qu’est en réalité ce passage, ne sont pas à classer parmi ces inconséquents.

NWP MarcPedeau map FR

Note : les différents éléments géographiques mentionnés dans ce texte figurent sur la carte reproduite ci-dessus, dont une version grand format est consultable ici