En août 2019, l’Allures 44 Opale franchissait le passage du Nord-Ouest. Le succès rencontré sur cette route de 4500 milles constitue l’aboutissement d’années de passion pour la navigation dans le grand Nord chez Marc Pédeau et Bénédicte Michel, les discrets auteurs de cette performance. Suite des articles numéro 1 ; numéro 2  et numéro 3.

Quelles furent les principales difficultés de navigation rencontrées ?

Il apparaît vite que la navigation n’est pas un point bloquant pour Marc, qui déclare : “J’ai appris à naviguer avec rien, à l’époque il n’y avait pas de GPS mais une Gonio et donc j’ai acquis les bases de la navigation aux instruments, en autonomie, mais j’aime aussi à utiliser les moyens et les technologies actuels. Et de toute manière, le passage du Nord-Ouest est accessible par une route prédéfinie, qui ne laisse pas énormément de latitude en termes de trajectoires globales.” Il est vrai que dans ces contrées comme d’ailleurs dans la plupart des zones de navigation fréquentées par les pratiquants de grande croisière, le bon sens incite à adhérer sans réserves aux préceptes énoncés par l’astronome italien Cassini (1625-1712), qui disait : “Il vaut mieux ignorer où l’on est et savoir qu’on l’ignore, que de se croire avec confiance là où l’on n’est pas”.

Sagesse que Marc Pédeau, à coup sûr, ne renierait pas : “Nous avons franchi le passage du nord-ouest dans des conditions qui nous ont permis de faire de la vraie navigation, tout au moins sur la première partie du parcours, comme par exemple sur la côte ouest du Groenland, où nous n’avons fait qu’emprunter des passages intérieurs avec un balisage assez symbolique mais néanmoins efficace. Il était nécessaire de mener une navigation très scrupuleuse, y compris à vue, car la cartographie numérique est parfois imprécise, voire fausse, au point où nous nous basions sur deux systèmes de cartographie distincts. On naviguait dehors à vue, en s’aidant des outils numériques.”

“Il faut aussi compter sur ce tracé avec des régimes de courants assez significatifs. Au Groenland, de ce point de vue, ces derniers nous étaient plutôt favorables, puis au Nunavut cela était encore gérable, et nous avons ensuite rencontré des régimes de courants toujours contraires à partir de Cambridge Bay, et donc sur toute la fin du parcours, laquelle est tout de même assez longue avec environ 1 900 milles de Cambridge Bay à Nome. Sur ce segment de route, nous avons parfois eu à affronter des flux très forts, et ce plus encore à l’approche du détroit de Béring, ou il faut faire face pour franchir certains caps à des courants contraires de 5 nœuds et plus –
et pouvant dans certaines conditions auxquelles nous n’avons heureusement pas été confrontés, atteindre les 16 noœuds.”

“Pour le navigateur, la quantification du risque est un enjeu permanent, et il faut jouer de multiples facteurs entre météo, courants, état de la mer, du bateau et de l’équipage, avitaillement, autonomie en énergie, connaissance de l’environnement, voire même fiabilité de l’information… À quoi, dans le cas de ce franchissement du passage du Nord-Ouest, il faut ajouter l’étude des conditions de glace, qui représentent un critère d’importance centrale sous ces latitudes.”

Précisons que le fait de s’aventurer par près de 75°N dans le dédale des îles du Nunavut nécessite quelques connaissance préalables, car la terminologie et les normes de description desdites “conditions de glace” sont assez complexes. Ces données sont normalisées par l’Organisation météorologique mondiale, et reprises de manière très didactique par le site de référence proposé par le gouvernement canadien sur la zone Arctique canadienne. On y trouve un niveau de connaissance assez pointu autour de la glaciologie arctique, de la manière de décrire la glace, sa formation, son âge, son évolution, ses caractéristiques… et cela s’accompagne de dispositifs de surveillance marqués par l’émission régulière de bulletins de prévision très opérationnels, qui nécessitent une bonne étude préalable pour pouvoir être compris et correctement interprétés.

En quoi la présence de glace renforce-t-elle les risques encourus ?

“Le risque principal est bien évidemment de rester bloqué par les glaces, du fait notamment d’une mauvaise information, ou d’une mauvaise interprétation de l’information. Au Groenland, nous n’avons pas eu de souci particulier de ce point de vue car il y avait peu de glace. Les icebergs étaient concentrés surtout autour de la baie de Disco, où de nombreux glaciers déversent des blocs de toute forme et d’une étonnante variété de teintes, tous plus beaux les uns que les autres. Au Nunavut, nous avons pu profiter des informations émises par le Service canadien des glaces et accessibles via le réseau Iridium. Il s’agissait principalement de cartes des glaces donnant la concentration et la qualité des glaces (jeune glace, vieille glace, ….) ; ces cartes sont essentielles pour la navigation dans cette zone.

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Opale — Cartes des glaces entre Burnett Inlet et Cambridge Bay, au 14/08/2019 — le trajet du bateau apparaît en noir. © Service canadien des glaces

Le Service canadien des glaces émet également un document texte léger, donnant les prévisions d’ouverture des glaces : le document publié début juillet nous donnait ainsi des projections d’ouverture sur tout le passage. Il se trouve d’ailleurs que ce document donnait des prévisions moins optimistes que la réalité effectivement observée sur place. L’accessibilité de ces données représente un atout évident pour qui veut réussir le passage du Nord-Ouest, avec un niveau d’information très intéressant, mais cela ne garantit aucunement le succès, et si dans tous les cas tu n’es pas sur zone à une période où cela est praticable, tu ne pourras te présenter au moment propice. Il faut donc convenir que nous avons eu la chance de bénéficier cet été-là de conditions favorables. En fait, si on regarde l’état du pack sur les 20 dernières années, on peut dire que c’était une année moyenne en terme de glace.”

La synthèse du Résumé saisonnier sur les Eaux arctiques de l’Amérique du Nord portant sur l’été 2019 et publié après la saison par le Service canadien des glaces, ne dit pas autrement : “En raison de la fracture précoce de la glace dans le sud-est de la mer de Beaufort, le nord de la baie de Baffin et le nord-ouest de la baie d’Hudson, les conditions glacielles (sic) ont été inférieures à la normale au cours de la première partie de la saison 2019. En fait, la diminution rapide de l’étendue de la glace dans la région du sud-est de la mer de Beaufort est attribuable aux vents forts et persistants du sud-est durant la dernière partie du mois de mai. Par conséquent, cela a occasionné le déplacement de la banquise vers le nord-ouest. Les températures sur la région ont été également bien supérieures à la normale durant ce mois (de mai). (…) À partir de la fin du mois d’août jusqu’au début du mois de septembre, la majeure partie du passage du Nord-Ouest était en eau bergée ou en eau libre”. 


Et le froid dans tout cela ?

“Nous n’avons pas énormément souffert du froid sur la partie du passage du Nord-Ouest proprement dit. Nous avions eu beaucoup plus froid auparavant, dans le Maine et en Nouvelle Ecosse, car notre chauffage à gasoil Reflex ne fonctionnait pas normalement du fait d’une arrivée d’air déficiente. Le matin il faisait 2°C et dans la journée au maximum 8/10 °C dans le bateau. Quand le poêle a été réparé par un copain génial, à partir de St-Pierre-et-Miquelon, nous avons pu mettre le chauffage au mouillage. En navigation, il faisait assez doux, disons entre 5 et 8, voire 12 à 15°C ; le froid n’a donc pas été un réel problème, même si nous étions très couverts. Mais attention, un système de chauffage efficace est essentiel pour quiconque tente ce parcours. On s’intéressait aussi beaucoup à la température de l’eau, sachant qu’elle représente un indicateur précieux de la proximité des glaces. Et évidemment, quand on relève une température de l’eau environnant la coque à 1,5°C, il est clair qu’il ne fait pas très chaud à l’intérieur, mais cela n’a jamais été si pénible à supporter au Groenland et dans le passage.”

NWP MarcPedeau map FR

Note : les différents éléments géographiques mentionnés dans ce texte figurent sur la carte reproduite ci-dessus, dont une version grand format est consultable ici

Suite et fin de cette série :
L’Allures 44 Opale a franchi le passage du Nord-Ouest : 5/5 — De l’Arctique à l’Antarctique