En août 2019, l’Allures 44 Opale franchissait le passage du Nord-Ouest. Le succès rencontré sur cette route de 4500 milles constitue l’aboutissement d’années de passion pour la navigation dans le grand Nord chez Marc Pédeau et Bénédicte Michel, les discrets auteurs de cette performance. Avant d’aborder plus en détail le récit de cette traversée, évoquons tout d’abord la conquête de ce fameux passage, doté d’un statut mythique dans l’histoire de la navigation. Suite et fin de notre suite de cinq articles.
Entre voile et moteur, quel mode de propulsion l’emporte sur ce tracé ?
“Pour ce franchissement du passage du Nord-Ouest effectué en août 2019, nous avons navigué 90% du temps à la voile entre Saint-Pierre et Miquelon et Paamiut au Groenland, 50 % du temps à la voile le long de la côte du Groenland, 70% à la voile entre Upernavik (Groenland) et Pond Inlet (Nunavut), puis 90% au moteur de Pond Inlet à Cambridge Bay, où de toute façon nous étions dans les glaces. Et encore 50% au moteur de Cambridge Bay à Tuktoyaktuk, puis 80% à moteur de Tuktoyaktuk à Nome (voir la carte ci-dessous).
En fait sur cette dernière partie, soit il y a beaucoup de vent et dans ce cas on s’abrite dans un mouillage, soit il n’y a pas de vent et on avance à 2 nœuds avec courant contre, ou bien on met le moteur pour ne pas arriver trop tard en saison dans la mer de Béring. Mais ça, nous le savions avant de partir, il faut l’accepter sinon, on n’y va pas. Ensuite, en mer de Béring, de Nome à Sand Point, nous avons évolué tout le temps à la voile, avec pas mal de dépressions. Cela représente tout de même globalement environ 70 à 80 % de navigation au moteur sur l’ensemble du parcours.”
Alors évidemment, la nécessité s’impose d’avoir à bord une forte autonomie énergétique. Cela, au moyen de bouteilles de gaz dont les normes et caractéristiques – c’est à savoir – diffèrent sensiblement d’un endroit à l’autre du parcours, mais aussi et surtout par le fait de pouvoir stocker à bord d’importantes réserves de carburant : “Il se peut même qu’une année il n’y ait pas de gasoil disponible à un point de ravitaillement placé sur la route, car le bateau ravitailleur n’est pas passé, et donc il est très important d’avoir des réserves significatives à bord, pour être en mesure de gagner le point suivant si les réserves font défaut à une étape donnée. Les cuves de pétrole sont d’ailleurs la première chose que tu aperçois en arrivant dans ces villes et villages, au Groenland comme au Nunavut.”
Aperçu du journal de bord d’Opale
L’importance relative de la part de navigation opérée au moteur se confirme à la lecture du journal de bord de Opale, fort instructive sur quantité d’aspects. Les infos griffonnées là avec précision par l’équipage touchent indifféremment (et au-delà des traditionnels relevés de météo, de route ou de position), à la vie à bord, aux conditions climatiques, aux observations sur les glaces, à l’effet des marées, à la durée quotidienne d’ensoleillement, ou encore aux péripéties advenues à des voiliers amis rencontrés sur le parcours.
Illustration : Page du livre de bord du Allures 44 Opale, 13/08/2019 — © Marc Pédeau / Bénédicte Michel
Ainsi, la page du journal en date du 13 août 2019 (reproduite ci-après) fait mention d’un vent très variable en force et en direction, de 3 à 17 nœuds, mais aussi d’une vitesse de 4 à 6 nœuds, atteinte indifféremment sous grand-voile et solent ou au moteur. On y prend aussi des nouvelles d’un bateau ami, Altego II, un solide biquille en acier de 16 m enregistré en Slovaquie et skippé par le circumnavigateur tchèque Jiří Denk, avec lequel une séance de photos est tout d’abord réalisée. Voilier dont on apprend plus tard dans la journée qu’il est bloqué par les glaces, ce qui entraîne pour Opale l’écriture de la mention “Demi-tour pour s’éloigner de la côte car Altego II est bloqué par les glaces”. Les relevés de température de l’eau, effectués à intervalle régulier toutes les deux heures, font quant à eux, par effet miroir, état d’une baisse continue, signe de la proximité des glaces. Le récit de cette journée vécue cap au sud dans le détroit situé entre l’île du Prince de Galles, à l’ouest, et Somerset Island, à l’est, soit entre 74° et 72° N, s’achève d’ailleurs par une appréciation laconique pleine de bon sens : “Le sud de Barth Island est coincé > Route West pour s’éloigner de la côte et contourner le pack de glace”.
Quelques souvenirs fastes ?
Je retiendrai évidemment de bons moments passés avec l’équipage, à découvrir ensemble un territoire et un milieu exceptionnels. Nous étions deux à bord avec Bénédicte jusqu’à St Pierre et Miquelon. Puis, de St Pierre à Nuuk, quatre copains nous ont rejoints et nous étions donc six à bord. Puis à Nuuk, trois de ces amis sont partis, le second chef de quart est resté, et trois autres équipiers sont arrivés, dont ma fille Claire. Nous avons dû laisser partir un équipier à Pond Inlet, car il ne pouvait prendre le risque de se mettre en retard pour des motifs professionnels, et donc nous étions cinq de Pond Inlet à Nome, où l’essentiel de l’équipage est reparti, et ensuite sur le segment Nome – Sand Point, nous étions de nouveau deux avec Bénédicte.
Un autre point a été le lien fort créé avec les équipages de bateaux amis, avec un sens de l’entraide très plaisant, reposant sur un partage d’information à flux tendu : cet état d’esprit et cette solidarité constante avaient pour nous une vraie valeur, autant pour la sécurité de tous que pour le plaisir de l’échange, comme par exemple avec les équipages d’Altego II, de Morgane, de Breskell et aussi d’Alioth qui a laissé son bateau à Sand Point comme nous.
Et puis les paysages nous ont fortement marqués, surtout dans les zones où le trait de côte est le plus découpé, et nous avons pu en profiter sous cette lumière si particulière de l’été arctique. J’ai d’ailleurs pu capter pas mal de scènes, y compris avec mon téléphone portable dont la qualité de restitution photographique m’a agréablement surpris. Par parenthèse, contrairement à Altego II et Breksell, je n’avais pas de drone pour filmer Opale dans ces magnifiques paysages mais j’en ai acquis un depuis. Enfin le silence, les grands espaces, ce sentiment d’immensité partout alentour, sont à n’en pas douter les souvenirs les plus forts que nous avons ramenés de cette traversée.
Le vrai intérêt en termes de navigation réside essentiellement sur la côte du Groenland, qui est la plus extraordinaire pour ses paysages, ce qui fait qu’elle mérite le voyage à elle seule. Navigation et paysages sont également très intéressants au Nunavut, c’est à dire sur la première partie du passage du Nord-Ouest en tant que tel, entre Lancaster Sound et Cambridge Bay, jusqu’à Gjøa Haven disons. Car, ensuite, la côte nord de l’Alaska, entre Cambridge Bay et Nome, est assez plate voire même inintéressante, avec beaucoup de vents contraires et des paysages sans relief, et donc peu de perspectives en termes d’émotion visuelle et d’ailleurs aussi un certain dépouillement en matière d’escales.
C’est pourquoi, de ce point de vue de l’intérêt de la navigation en elle-même, il est important de prévoir, comme on l’a dit auparavant, un calendrier général de l’expédition assez ample, ce qui permettra de se positionner suffisamment en amont, à la fois pour bien profiter du littoral groenlandais, qui le mérite réellement et peut constituer un but en soi, et pour être certain de bien se trouver sur zone au moment propice, c’est à dire à partir de fin juillet, avec un espoir de franchissement effectif de la zone dure vers la mi-août. Il faut avoir en tête qu’il est préférable d’arriver en Alaska (Iles Aléoutiennes) au plus tard à la seconde moitié de septembre car ensuite la météo en mer de Béring peut être très difficile.
Et pour conclure ?
Marc et Bénédicte apportent une preuve supplémentaire qu’il est possible pour des plaisanciers de triompher à bord de leur voilier du passage du Nord-Ouest, ce parcours auréolé de mythes, fertile facteur d’imaginaire maritime en même temps qu’il est coupable de nombre de tragédies. Et donc de faire mentir les sages de l’Antiquité qui, tel Virgile, voyaient dans les confins septentrionaux marqués par les “terres ultimes” de “l’Ultima Thulé” (nom repris par Jean Malaurie), les limites du monde anthropisé, au-delà duquel régnait l’inconnu, et dont la simple évocation ouvre encore aujourd’hui un immense territoire de rêve.
Il ne faut pas croire que ce succès ait convaincu Marc et Bénédicte d’avoir rejoint une caste élitaire, un club de “happy few” auteurs d’exploits inégalables, bien au contraire. Marc Pédeau l’a d’ailleurs clairement indiqué lors d’une présentation de ce périple en décembre 2019 auprès de la communauté des propriétaires de voiliers construits par le groupe Grand Large Yachting : il est là pour transmettre et partager en toute simplicité, et loin de lui l’idée de se poser en donneur de leçons qui tirerait un quelconque avantage de son expérience, pourtant considérable, de la navigation arctique.
Il serait tout autant erroné de penser que l’attrait de Marc et Bénédicte pour le Septentrion (1) soit exclusif.
Ainsi, ce franchissement du passage du Nord-Ouest s’inscrivait dans une navigation au périmètre bien plus étendu, comme l’exprimait Marc en octobre 2019 dans un e-mail à Grand Large Services, l’entité spécialisée dans les services aux navigateurs, notamment en charge de l’accompagnement des clients du chantier Allures Yachting : “Sur une période de 15 mois, nous aurons donc rejoint le Cap Vert (via Galice, Portugal, Madère, Canaries), traversé l’Atlantique entre le Cap Vert et la Martinique, navigué dans les îles des Caraïbes, visité Cuba puis rejoint les USA via les Bahamas, remonté la côte ouest des États-Unis en passant par New-York, navigué dans le Maine, en Nouvelle Écosse, à Saint-Pierre et Miquelon, à Terre-Neuve, puis au Groenland avant de réaliser le passage du Nord-Ouest : en tout 16.000 miles”. Mail qui s’achève en ces termes : “Ce message, aussi, pour vous remercier pour votre aide et grande réactivité à divers moment du projet : envoi de matériel, conseils, travail sur l’opportunité de mettre une protection d’hélice pour la glace (que nous n’avons finalement pas installée)”.
De même, le prochain projet de navigation de Marc et Bénédicte est déjà établi et il s’écarte nettement du grand Nord, bien qu’il soit pour l’instant sans cesse remis pour cause de crise sanitaire, avec comme conséquence le fait qu’Opale, à la date de parution de cet article, était toujours bloqué à Sand Point. Cette future expérience tient en peu de mots et beaucoup de milles : il s’agit, au départ de l’Alaska qu’ils prévoient de parcourir avec minutie, de pouvoir ensuite longer la côte ouest américaine puis, partant de San Francisco, de viser le Mexique, la Polynésie et la Nouvelle Zélande. Et, de là, d’effectuer la traversée du Pacifique sud vers la Patagonie puis la Péninsule antarctique.
Il est peu étonnant de retrouver l’Antarctique comme destination figurant en bonne place dans les projets de Marc et Bénédicte à bord de leur Allures 44. Car ce continent blanc, même réduit à la langue de terre qu’est la Péninsule antarctique faisant face à la Patagonie, accumule les références là encore quasi mythiques dans l’imaginaire de tout navigateur – réel ou rêvé. Cette magie du grand Sud opère notamment dans les livres, depuis la relation de l’odyssée d’Ernest Shackleton et son équipage à bord de l’Endurance entre 1911 et 1914, jusqu’aux pages de Gérard Poncet et Jérôme Janichon qui, à bord du célèbre Damien, entreprirent en 1969 un périple de 55 000 milles davantage tourné vers l’accomplissement personnel que vers la performance sportive, délaissant tout visée héroïque à l’image de leur contemporain Bernard Moitessier. Ces mêmes Poncet et Janichon qui ont été les premiers plaisanciers modernes à couvrir à la voile un éventail de latitudes s’étendant entre 80° Nord et 68° Sud et que les aficionados ont eu plaisir à revoir à la Rochelle, aux côtés de leur Damien dûment restauré, lors du dernier Grand Pavois en date, en septembre 2019, alors même que Opale gagnait Sand Point, en Alaska.
Que les latitudes extrêmes soient australes ou septentrionales, elles sont dotées d’un pouvoir d’attraction exceptionnel. Les embruns du grand large, le rêve des pôles et les nuances infiniment variées des glaces, pourtant partout en péril, font décidément bon ménage. Un grand merci à Marc Pédeau et Bénédicte Michel de nous y avoir conduits en nous partageant ce récit et ces images, qui contribuent avec faste à enrichir notre imaginaire de la grande croisière.
(1) Septentrion : désignation issue du latin et se rapportant aux “sept bœufs” — septem triones — qui formaient dans la tradition de l’Antiquité romaine la constellation circumpolaire de l’hémisphère nord, aujourd’hui désignée sous le terme de Grand Ourse. Source : https://fr.wiktionary.org/wiki/septentrion

Note : les différents éléments géographiques mentionnés dans ce texte figurent sur la carte reproduite ci-dessus, dont une version grand format est consultable ici
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